DE HARLEM RENAISSANCE A BLACK LIVES MATTER, DES VOIX QUI COMPTENT


"Je n’accepte plus les choses que je ne peux pas changer. Je change les choses que je ne peux pas accepter" (Angela Davis).

La crise du coronavirus a court-circuité la marche du monde et jeté une lumière crue sur ses maux : inégalités économiques et sociales, dépréciation du soin, dégradation de l'environnement. Autant de signaux d'alerte qui clignotent furieusement sous un ciel menaçant, autant de sujets à débattre et de solutions à trouver pour que « le monde d'après » ait une chance d'être meilleur.
A la recherche de réponses à cet état tourmenté, les libraires de Millepages, se sont tout naturellement tournés vers les textes et ont redécouvert quelques trésors de la littérature contemporaine. En particulier ces œuvres venues d’Amérique, qui parlent de sueur, de larmes et de sang. Mais aussi d’espoir dans un monde cruel envers les Noirs.
Depuis sa fondation en 1980, Millepages a toujours porté une attention particulière aux cris lancés par les porte-voix de ceux qui, comme disait Césaire, connaissent le pays de souffrance en ses moindres recoins. Nous avons donc mis à profit ce temps de confinement pour concrétiser un projet déjà en cours sur les Afro-Américains dans leur combat pour l’égalité et la dignité au XXème siècle. Un dossier brûlant dont l’actualité vient d’être encore confirmée par les manifestations suscitées sur la planète entière suite au meurtre de George Floyd.
Deux auteurs se sont d'emblée imposés à nous : Toni Morrison, déjà prix Millepages en 1985 pour Le chant de Salomon (aux éditions Acropole publié alors sous le titre La chanson de Salomon), seule femme noire à avoir reçu, huit ans plus tard, le Prix Nobel, et Ernest J. Gaines, prix Millepages en 1994 pour Dites-leur que je suis un homme (aux éditions Liana Levi). D'autres ont toujours été présents tels que Maya Angelou et John Edgar Wideman. Et, plus près de nous, Colson Whitehead, Cynthia Bond et Jesmyn Ward.
Au fil des ans, ces voix nous ont accompagnés, nous amenant à nous forger des idées plus claires sur la dure réalité des Noirs dans ce pays si complexe. Tous ces textes, lus, aimés, et dont beaucoup ont été à la fois un choc littéraire et aussi d'intimes révélations, nous ont aidé à prendre conscience de l'effroyable évidence : la condition des Afro-Américains reste toujours une plaie béante dans cette Amérique du XXIème siècle. Depuis l'abolition de l'esclavage, on a même constaté une dégradation de la condition de l'homme noir qui représente aujourd'hui la majeure partie de la population carcérale aux États-Unis. En témoigne aussi l'histoire de l’Amérique moderne, traversée de luttes âpres et violentes, sévèrement réprimées, souvent dans le sang. Les femmes et les hommes de ce pays qui ont eu le courage de prendre la plume pour exprimer leur colère, pour combattre avec des mots la haine et l'injustice, toutes et tous, depuis Angela Davis jusqu'à Claudia Rankine ne disaient pas autre chose !
Depuis la Renaissance de Harlem, où naît pour la première fois dans les années 20 une prise de conscience collective, jusqu'au mouvement contestataire actuel Black Lives Matter, des voix se sont élevées pour dénoncer la violence systémique dont est victime encore aujourd’hui l'Américain noir. Cette violence trouve son enracinement dans l'histoire de l'Amérique blanche, celle des lois Jim Crow établies à la fin du XIXème siècle, appliquées dans les états sudistes et dont on retrouve les stigmates aujourd'hui encore. L'immigration massive des Afro-Américains vers les états industrialisés du Nord leur permet alors d’espérer une autre vie. À Harlem, l'effervescence culturelle et artistique ouvre la voie à une reconnaissance des poètes et des écrivains au-delà de la Color line, une ligne symbolique marquant les lieux de la ségrégation. La lutte se poursuit avec le soutien des communistes et la naissance en 1934 d'un mouvement interracial pour l'égalité et plus tard, avec l'arrêt Brown, rendu par la Cour suprême en 1954, qui déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. La violence de la mort d'Emmet Till en 1955 ébranle l'Amérique. La même année, les boycotts des bus sont lancés à Montgomery. En 1961, ont lieu les Freedom rides, des trajets inter-États en bus ; les Noirs et Blancs, côte à côte, testent la déségrégation jusque dans les États du sud où sévit encore le Klu Klux Klan. Il y a ensuite la marche sur Washington en 1963 et le rêve de Martin Luther King, puis les Freedom summer en 1964 qui établirent les écoles de la liberté. La même année, le Civil Rights Act est adopté, une loi qui interdit la discrimination pour cause de race, de couleur, d'origine, de religion ou de sexe et signe une avancée majeure. En 1965, la marche de Selma pour l'obtention du droit de vote dans les Etats du sud, marque une autre étape cruciale. Rosa Parks et bien d'autres femmes injustement méconnues : Ella Baker, Gloria Richardson, Daisy Bates, Jo Ann Robinson, Amelia Boyton Robinson, Dorothy Height et tant d'autres s'engagent toujours un peu plus dans le mouvement d'émancipation. Le Black Power lancé par Stokely Carmichael en 1966 fait des émules mais divise la communauté noire. Les différentes administrations qui se succèdent depuis Carter jusqu'à Reagan sont un violent pied de nez au combat pour les droits civiques. Les Afro-Américains sont ghettoïsés au nom de la guerre contre la drogue ; l'Anti-Drug Abuse Act donne le signal d'une politique répressive sans limites contre l'homme noir. La discrimination, les inégalités devant l'accès à des emplois mieux rémunérés ne font qu'accroître les tensions raciales. Dans les années 70, Le Hip-Hop s'empare de la cause et prête ses rythmes scandés pour dénoncer la violence sociale.
La liste est longue de tous les combats menés au nom de l'égalité. Ces révoltes comme disait Martin Luther King révèlent bien plus qu'une lutte pour le droit des noirs ; il s'agit pour l'Amérique de se confronter à ses failles structurelles : la pauvreté, le racisme, la répression policière, et l'ultra-libéralisme. Black Lives Matter est né en 2013 sous le mandat du premier président noir des États-Unis. Ce mouvement militant qui a débuté par des manifestations locales suite au meurtre d'un jeune Afro-Américain non armé, est devenu un mouvement national contestataire qui s'est donné pour objectif de dénoncer les violences policières racistes. La liste des victimes de ce système honteux est tragiquement longue : Eric Garner, Trayvon Martin, Michael Brown, Tamir Rice, Walter Scott, Freddie Gray, Alton Sterling... Black Lives Matter est né pour aller à l'encontre de l'idée que ces vies ne valent rien.
Dans Meurtre à Atlanta, James Baldwin revient sur un procès tronqué par un raccourci juridique accusant un homme noir du meurtre de vingt-huit enfants noirs. Jesmyn Ward révèle dans son récit autobiographique, Moissons funèbres, la mort de quatre de ses amis noirs, dont son frère tué par un homme ivre au volant de sa voiture et condamné seulement pour conduite en état d'ivresse. La littérature n'a eu de cesse de crier haut et fort ce que nous montrent aujourd'hui les images diffusées à grande échelle sur les réseaux sociaux. Est-il permis d'espérer que toutes ces voix portent assez loin pour mettre fin à l’ignominie, pour que cesse enfin l'insoutenable et scandaleux spectacle des hommes suffocant de désespoir ? Telle est la raison d'être de la sélection que nous vous proposons.

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