Fiche numéro : 10

Jim DODGE

Voilà un roman dont j'attendais la lecture avec impatience. La vraie, celle qui vous tiens en haleine depuis les premiers jours où se lève le voile de ce qui ne peut encore que se deviner.
Not Fade Away
Ed. Cambourakis
Littérature étrangère

traduit de l'anglais (américain) par Nathalie Bru.

Évidemment, lorsqu'on vous parle vaguement d'une traduction qui n'a pas vu le jour, qui donc aurait demeuré des lustres dans le fond d'un tiroir, et ce depuis plus de deux décennies, il y a de quoi lever le pied. Mais c'est sans compter sur une « petite » boite d'édition, qui se démène (c'est le mot juste), pour nous donner de la Matière. Alors oui, l'impatience nait. Bien sûr, on m'a piqué au vif, avec des détails touchant ma subjectivité, avec une poignée d'atours bien huilés. Mais qui ne serait pas tenté de lire un roman américain, fraichement traduit, d'un auteur qui gagne à être connu et dont la production (connue, celle-ci) se résume à trois ouvrages, dont le deuxième est ledit roman ? Trêve de plaisanteries, l'éditeur Cambourakis tape un grand coup dans la production de cette fin d'année avec ce titre, Not Fade Away, d'un certain Jim Dodge, dont les lecteurs de L'oiseau Canadèche ne manqueront pas de se rappeler. Si je parlais de subjectivité, c'est parce qu'on m'a vendu le bouquin comme un Road Trip à l'américaine où il était question d'un héros qui, né dans l'atmosphère cylindrée des grands trajets parcourus avec son père routier, cultivait depuis sa tendre enfance un amour immodéré pour la mécanique. Grandissant, c'est cet amour qui le distingue d'un père plutôt « bon prolo » que camionneur dans l'âme. De fil en aiguille, puisque j'ai moi-même horreur des articles qui en disent trop, notre héros, George, après avoir sillonné le pays de long en large à bord de son truck, s'installe à San Francisco. Et c'est là que se compliquent les choses tout en devenant sérieusement intéressantes. Dépanneur professionnel à une époque où aucun district n'est réservé à une compagnie précise, le premier arrivé s'accapare le client. Des courses à n'en plus finir, une cinquantaine d'heures par semaine, les amphèt' en moins, les clubs de jazz le soir, voilà qui semble convenir à notre protagoniste. Sauf qu'en cette fin de décennie 50's, le jazz laisse peu à peu sa place au rock et aux stars pour teenagers. Que nenni ! Notre héros continue à son rythme et s'encanaille même dans des arnaques à l'assurance, un manège graissé à grand renforts de dollars. Il s'agit de broyer des caisses tout en faisant passer cela pour un vol qui a mal tourné.

Jusqu'au jour où la caisse n'est plus un vulgaire tas de ferraille, mais un authentique bijou de la production outre-atlantique : une Cadillac Eldorado 1959. Un véritable monstre, tant d'un point de vue écolo-bobo, que de celui qui souhaiterait se trouver une place boulevard Diderot à Paris. Empattement de plus de trois mètres, un capot d'un mètre-cinquante, huit cylindres consommant à eux seuls, et en une demie heure, la quantité d'essence qu'il vous faudrait pour rejoindre la côte quand une envie de mer vous prend, bref, un cauchemar pour notre société actuelle. Mais le fleuron d'une époque ! Avec sa gueule folle à la calandre chromée et son cul de fusée interstellaire. Dans notre histoire, elle se trouve honteusement relayée à l'état de relique dans un garage, jusqu'au moment où notre héros sera chargé de la bousiller.

1965, voilà six ans que trois figures notoires du rock sont décédées dans un accident d'avion. Richie Valens, the Big Bopper, et Buddy Holly. A l'époque, la Cadillac, puisque c'est le noyau de toute l'intrigue, se trouve encore en vitrine du concessionnaire le plus proche. Une vieille fille, qui écoute par hasard un tube du Bopper à la radio, y reconnait l'amour véritable. Jamais atteinte par ce sentiment, ni par les plaisirs charnels, ses lubies nourries à grands renforts de sa consommation d'opium, se focalisent sur le chanteur aux allures de bucheron. Elle s'entiche au point de lui offrir, richesse aidant, un exemplaire de la marque qu'Elvis glorifia, lui, de son vivant. Le Bopper ne s'assiéra jamais derrière le volant. La vieille le suivra quelques temps plus tard et la caisse restera quelques années dans son box. Jusqu'à la résolution de l'héritage au bénéfice d'un petit neveu véreux et endetté jusqu'à l'os qui ne souhaite pas s'encombrer du bijou, surtout que celui-ci peut couvrir quelques dépenses inutiles, moyennant... une bonne assurance ! Pas plus de détails sur l'histoire. Lire ce roman n'est pas une affaire de mec. Du genre qui aurait passé un peu trop de temps le dos cassé sous un capot grand ouvert. C'est une époque qui luit comme les chromes au soleil. On traverse une vaste Amérique que nous offre à découvrir Jim Dodge avec son humour corrosif si caractéristique. Un personnage à fleur de peau qui nous éclaire par ses rencontres fortuites autant que par ses réflexions sous l'emprise de la mélancolie, de l'euphorie, des stupéfiants aussi, mais bon, comme le souligne George, personne n'est (nait ?) parfait. Ce roman est une fresque, une magnifique fresque, où l'on s'embarque pour le récit d'une génération où tous les excès étaient permis et que personne ne comprenait vraiment. George donne un sens à ceux qui lui sont propres ou tente de le faire en tout cas.

Une belle traduction, ce roman ambitieux datant de 1987 nous interpelle sur un point d'orgue relativement commun à tout un chacun : ce que nous croyons savoir et qu'il nous reste à apprendre. Chapeau bas à Jim et à l'équipe de Cambourakis.

JUmo 12.011